La grande chasse

Tel une gargouille sur son piedestal, Lars est perché sur le toit de l'une des plus hautes batîsses de pierres qui dominent la ville de Pandémonium. Debout, son immense faux dans le dos, sa longue tunique sombre et ses cheveux flottant au grés du vent, il lève la tête vers le ciel morne et triste de la fin de l'aprés midi. Il ne se donne pas la peine de chercher l'âstre qui éclaire les lointaines terres d'Elysea. Celui-ci ne daignera jamais bénir de ses rayons le territoire des daevas aux ailes sombres. Au dessus d'Asmodae, il n'y a que des nuages gris flottant dans un ciel gris.

Le chasseur de primes affiche un sourire radieux pourtant. Il ne se rappelle plus s'être sentit aussi bien qu'à cet instant. En parfait équilibre sur le toit de la ville, tout les muscles de son corps sont tendus. Il ressent plus que jamais l'excitation qui annonce le début de la grande chasse. Elle lui tient à coeur depuis longtemps déjà, mais, enfin, le moment est venu.

Sa proie est la plus belle qu'il ait eu la chance de traquer. Bien sur, la jeune femme aux cheveux rouges a un physique parfait, mais ce n'est pas ça qui l'attire le plus chez elle. C'est plutôt ce qu'elle en fait. Elle a une maîtrise totale de ses mouvements. Elle est dangereuse, mortelle pour ses ennemis. C'est ça qu'il désir s'accaparer. Son habileté, sa force.

Lars réprime un frisson. Puis tout son corps se penche en avant, au dessus du vide. Il amorce alors sa chute et tout s'accelère. En un instant, il parcourt la distance qui le sépare du sol. Il déploie alors ses ailes noires dans un éclat d'ether. Elles ralentissent à peine sa chute. Il aterrit en posant un genou et une main au sol, puis se relève lentement.

- "C'est partit !"

La Tour Sombre n'était pas l'endroit lugubre que laissait imaginer son nom. C'était même plutôt le contraire. A l'origine prévue pour être une ambassade, elle se trouvait dans un quartier riche et huppé. Aprés avoir monté plusieurs marches de marbre, on arrivait en face d'une grande arche entourées de plusieurs pilliers majestueux. En revanche, une fois dans l'immense hall d'entrée, il n'y avait plus de doute possible quand à l'endroit où l'on se trouvait : le repère des chasseurs de primes de Pandaemonium.

Au centre de la pièce trônait une statue massive d'un guerrier asmodien tenant une dague dans une main et la tête de son adversaire dans l'autre. Dans une posture victorieuse, ses ailes sombres déployées, il avait un pied sur le corps entouré de plumes blanches de ce qui fut son ennemis.
Le grand mur du fond était recouvert de parchemins. Des affiches de toutes les tailles montraient les têtes des daevas recherchés : pour la plupart, des traîtres asmodiens et des dirigeants élyséens que l'armée régulière d'Asmodae peinait à combattre.
Sur le mur de droite, deux immenses fenêtres tentaient sans grand succés d'éclairer l'endroit. Les rayons de l'âstre étaient presque inexistant sur Asmodae. Les rues du quartier, pourtant plus larges qu'ailleurs, ni changeaient rien. La lumière dans le batiment venait surtout des dix lustres accrochés au plafond haut de plusieurs mètres. Enfin, à gauche se trouvait le comptoir. C'est ici que les chasseurs de primes vennaient échanger les têtes de leurs proies contre de gros et lourds sacs de kinahs.

Deux daevas se trouvaient là, derrière le comptoir. Le premier était plutôt costaud, l'air sûr de lui, tandis que l'autre, plus jeune et plus svelte, semblait nerveux.
- "Tu crois qu'il va revenir aujourd'hui ?
- Probablement... Et je vois pas en quoi ça te dérange.
- Je l'aime pas... Tout le monde le connait ici. Il est taré. La semaine dernière, il a ramené la tête de quatre des six colosses de Beluslan, les bandits qui faisaient tant parler d'eux ces derniers temps... Et encore, il a dit qu'il les avait tous tué mais que pour les deux derniers, il ne restait plus de quoi prouver leur identité.
- Et c'est pour ça que tu le traites de taré ? Ca fait un peu de nettoyage comme ça ! Y'a tant de vermine sur Atreia !
- De la vermine ? Les six colosses ? sept chasseurs de primes n'ont plus donné aucune nouvelle depuis qu'ils se sont mis à les traquer, et un autre est revenu avec un bras en moins....
- Bha... Il est plus fort que les autres, voilà tout.
- Le danger, c'est lui, tu ne me l'enlèveras pas de..."
Le daeva nerveux devint blanc comme un linge quand il vit Lars rentrer et se diriger d'un pas lent vers le comptoir. Il ne termina pas sa phrase, laissant le bruit des pas du chasseur meubler le silence qui reignait dans la Tour Sombre.

- "Y a t'il des messages pour moi aujourd'hui ?" demanda Lars sur un ton neutre en arrivant au comptoir.
- "Toujours pas. Personne..." répondit le costaud.
Le daeva au yeux rouges sombres fit volte face sans que son visage ne montre l'agacement ou la lassitude.
- "Ca ne fait qu'une semaine... Ne soyez pas si pressé ! Tout vient à point à qui sait attendre ! Vous aurez bientôt satisfaction, j'en suis persuadé !" hasarda le jeune homme nerveux, désireux de faire oublier ce qu'il disait il y a un instant et qu'il était convaincu que le chasseur avait entedu.
Lars, se retourna alors, plongea ses yeux dans ceux de son interlocuteur, puis sourit comme ci ce dernier venait de lui annoncer la meilleure des bonnes nouvelles. Sans un mot, il se tourna de nouveau vers l'entrée et se dirigea vers celle-ci.

Le daeva costaud, sans quitter des yeux le chasseur qui s'éloignait doucement, chuchotta à son compagnon : "La prochaine fois qu'il se pointe, si tu ouvres la bouche une fois... Une seule fois, tu m'entends... c'est moi qui te coupe la tête !"

Tandis que Lars se dirigeait lentement vers la sortie, il essayait de se convaincre de ne pas faire de bêtise. Le jeune Daeva nerveux n'imaginait pas quelle chance il avait que le chasseur de primes ait besoin de toute sa liberté pour mener à bien ce qui allait être sa plus grande réussite : la traque de la femme aux cheveux rouges. Tuer le daeva trop bavard, en plein milieu de Pandaemonium, reviendrait à devenir un hors la loi, et c'est une chose qu'il ne pouvait se permettre. Peut être que lui infliger une blessure suffisante pour qu'il puisse ressusiter à l'obelisque du coin... Mais à quoi bon faire le travail à moitier ? Celà ne calmerait pas pour autant l'envie de tuer que le jeune imprudent avait initié.

Il allait encore falloir qu'il se résigne à se défouler sur des proies recherchées par la tour sombre. Une moindre consolation en somme.

Soudain, il le sentit. Il se manifesta d'abord par une vague de froid qui parcourut chacun de ses membres. puis une décharge électrique, conscience du danger excitant et enfin, une douce chaleur, réponse de tout son corps devant cette agression soudaine. Oui, un frisson sans commune mesure vint cueillir Lars dans ses pensées. Physiquement, il ne laissa rien paraître. Il leva juste les yeux, pour comprendre quelle personne formidable pouvait se permettre d'attirer l'attention du monstre assoifé qui sommeillait en lui.

C'était une jeune femme. Elle semblait simple et séduisante à la fois. Elle posa à peine une seconde son regard dans celui de Lars, et celà lui suffit pour tout comprendre. Il su qu'elle se donnait un air guilleret qui n'était pas le sien... Il su qu'elle était redoutable... Et enfin il su qu'elle savait, elle aussi, que personne ici ne pouvait lui tenir tête... Sauf lui.

Le visage impassible et las de Lars et celui souriant et insouciant de la ravissante jeune femme, tous deux des façades trompeuses de chacun d'eux, se croisèrent sans qu'il ne se passe rien.

Pourtant, à l'instant même, l'envie de meurtre du chasseur venait de décupler.

Ses pas ralentirent sensiblement. Allait-il tout faire râter ? Celà faisait longtemps que ça n'avait pas été si dur de résister. Il essayait de garder à l'esprit les traits du visage de la mystérieuse archère, mais cette nouvelle femme était si excitante. Lars endurait une vraie torture au plus profond de son être.

Les talons de la jeune femme cessèrent de claquer sur le sol de la Tour Sombre. C'est à cet instant que Lars faillit craquer.

« Diteu moi beau gôsse, je vieng pour l’annonceu sur la fille aux cheveux rouges »

Le chasseur de primes se retourna. Il affichait ce sourire qui paraissait si étrangement sincère et radieux.
- "Je suis Lars ! C'est moi qui suis à l'origine de cette annonce !"

Dans son esprit, la femme aux cheveux rouges venait de reprendre définitivement ses droits

Les saisons n'avaient aucune emprise sur les terres d'Asmodae. C'était l'une des conséquences de l'absence des rayons de l'Astre au royaume des Daevas aux ailes noires. Lars ne fut donc pas le moins du monde étonné du froid hivernal qui l'accueillit quand il arriva sur la terrasse de la tour sombre. En fait, comme tout ceux de son espèce, il resistait trés bien aux basses températures du monde d'en haut.

Il traversa l'espace qui le séparait de la rembarde avec une allure qu'il aurait voulu détendue, mais qui trahissait son excitation. Quand il arriva au bout de l'esplanade, il se retourna brusquement.

La jolie femme, qui représentait toujours un mystère pour le chasseur tant par ce qu'elle savait que ce qu'elle était, l'avait suivie. Elle affichait une mine indéchiffrable. Il était impossible à Lars de savoir à quoi elle pensait et c'était surtout cet état de fait qui le poussait à rester plus que jamais sur ses gardes.

- "Puisque vous êtes venue ici grâce à mon annonce, vous savez déjà ce que je recherche. Je veux savoir tout ce que vous savez sur la fille aux cheveux rouges. Vos certitudes et vos incertitudes la concernant... Tout m'interesse. Tout le reste, en revanche, est superflue. Je ne vous demande pas comment vous avez eu ces informations et vous ne me demandez pas pourquoi je suis interessé. Si on est d'accord là dessus, vôtre prix, aussi cher soit-il, sera le mien."

Lars se mit à sourire.

- "Même si je suppose que les kinahs n'ont que peu d'interêt pour vous... N'est ce pas ?

Il avait vu juste.

Bien entendu, il aurait pu se tromper. Ca lui arrivait parfois. Pour ce qui était du meurtre, il n'avait jamais commis d'erreur, ce qui expliquait probablement qu'il fut encore là pour en juger. Mais en ce qui concernait son talent à jauger des gens, il avouait ne pas avoir la même maîtrise.

Cependant, une aura ne mentait pas. Et celle de cette femme était si puissante et si froide qu'elle avait un mal fou à la camoufler convenablement. Il aurait mis sa main à couper qu'il avait vu juste. Sa dernière phrase n'avait fait que confirmer son pronostique.

" Un service ? Je ne doutais pas qu'il en serait ainsi " répondit il en souriant.

Il se garda bien de lui demander quel genre de service. Ce n'était pas par manque de curiosité ou par politesse. Mais plutôt parce qu'il savait pertinemment que l'issue lui plairait : Si le service en question était intéressant, il prendrait un plaisir certain à le lui rendre. Et si en revanche le service ne semblait pas digne de lui... et bien il tenterait de la tuer. Et cette idée l'excitait tout autant.

"Et bien ? Puisque nous semblons d'accord sur les termes qui composent nôtre contrat, êtes vous prêtes à me révéler ce que je veux savoir ? Soyez sûre, ma dame, que je ne perdrai pas une seule de vos paroles !"

Lars soupira silencieusement tandis que son interlocutrice prenait son envol. Il comprenait qu'elle voulait rester prudente, bien que la femme aux cheveux rouges ne semblait pas être un danger "évident" pour les asmodiens, puisqu'elle n'avait pas son portrait affiché parmi les autres contrats du hall de la Tour Sombre. Le chasseur ne pensait donc pas qu'elle méritait de telles précautions. De ce fait, ce nouveau contretemps, si proche du but, avait tendance à l'irriter, bien qu'il ne le montra pas.

Les infos qu'il désirait étaient en train de prendre de l'altitude. Il n'avait d'autres choix que de suivre cette étrange femme. Il espérait seulement qu'après ce vol imposé, il en saurait plus. Il n'était plus très sûr de pouvoir entièrement garder son calme sans ça, même si elle semblait bien plus forte qu'elle ne le laissait paraître.

Il fléchit ses jambes, puis sauta tout en déployant ses ailes dans un grondement d'ether beaucoup plus bruyant que nécessaire.

« Les secrets ne sont pas obligés de se cacher. »
de Stanislaw Jerzy Lec


Elle avançait d’un pas assuré parmi la foule de gens, le menton relevé et le regard attentif. Si les gens la regardaient, elle n’y prêtait pas attention. Plus maintenant. Oh, elle était sur ses gardes, c’était certain, elle avait appris à ses dépends à ne jamais sous-estimer les passants les plus anodins. Ceux qui vous regardaient avec intensité, la curiosité étincelant dans leurs yeux. Ceux là même qui, s’ils découvraient son visage auraient tôt fait de s’enfuir en hurlant, intimant la garde de supprimer l’ennemi de leur belle citée.
Sous son capuchon, son regard argenté croisa celui d’une vendeuse à la criée. L’ébauche d’un sourire se dessina sur ses lèvres, et le plus naturellement du monde elle s’en approcha. Son stand était petit, mais les fruits de bonne qualité vraisemblablement. Elle s’en saisit d’un puis lança quelques piécettes à la vendeuse avant de reprendre son chemin. Celle-ci n’avait fait que la remercier d’une voix chaleureuse, ne se doutant pas un seul instant qu’elle venait de vendre à une Elyséenne. Comment aurait-elle su en ne voyant que ses yeux ?

Le fruit encore intouché termina dans la prochaine poubelle, tandis qu’elle tournait vers le lieu qui l’intéressait : la Tour Sombre. Si elle se méfiait de la population citadine, elle se méfiait encore plus de ceux venant ici. Mais ils se devaient de rester informer, et tous les moyens étaient bons à prendre. La dague collée contre sa cuisse était réconfortante, mais elle se surprit à regretter son arc tandis qu’elle passait l’arche. Elle ne regarda pas la statue trônant au centre de la pièce : elle ne l’avait que trop vue déjà…

Ici, les gens la regardaient moins de travers : elle n’était pas seule à se présenter entièrement camouflée, bien que tous ne le soient pas. Vêtue d’un long manteau ocre de tissu léger, des bottes et des gants assortis, un capuchon soigneusement posé sur la tête dont les pans rabattus dissimulaient son visage à l’exception de ses yeux, elle ne dénotait presque pas dans cet endroit. Elle redressa de nouveau le menton et se dirigea vers les nombreuses affiches du mur du fond. Elle s’efforça de réguler sa respiration, elle ne devait pas être nerveuse, elle devait se comporter comme l’un des leurs. Les gens ne portent d’attention qu’aux individus suspects, mais faites comme si vous étiez chez vous, et ils vous regarderont à peine. C’était un pari risqué elle le savait, mais un pari utile qui jusque là leur rapportait des informations intéressantes. A vrai dire, l’exercice le plus délicat était sans doute de pénétrer dans la ville, après… Après elle devait juste éviter d’éveiller les soupçons. Ses bottes émettaient un léger son au rythme de ses pas, les individus au comptoir s’échangeaient des blagues à voix basse, nerveux, mais sans lui prêter attention. Quelque part, ici, elle était dans son élément.

Les affiches avaient été changées pour la plupart depuis son dernier passage. Elle prit le temps de bien les regarder et de mémoriser les noms : cela lui serait utile lorsqu’elle ferait son rapport. Peut-être cela leur rapporterait des contrats par la suite.
Un parchemin en particulier retint son attention, celui représentant un portrait d’une femme qu’elle connaissait bien. Oh oui, et elle n’était pas la seule, cela allait l’intéresser au plus haut point elle en était certaine.
Les doigts sur l’affiche, elle tira d’un coup sec, le sommet du parchemin se déchirant, le bruit faisant se retourner quelques personnes vers elle. Elle n’en tint pas compte et se contenta de rouler le parchemin dans sa main. Seulement alors elle se tourna et étudia chacun des individus présents ici : est-ce que ce Lars était là ? La regardait-il ?

Ainsi il connaissait son nom. Mieux même, il avait obtenu foule de petits détails qui seraient forcément utiles à un moment ou à un autre de sa chasse. Il n'en avait pas espéré autant.

" Croyez bien que je suis pleinement satisfait ! Vos informations sont tout ce que je recherchais."
Tout en parlant, il sortit un petit calepin et un vieux crayon, puis il se mit à griffonner quelque chose. Aux traits amples qu'il faisait parfois, il était évident qu'il ne recopiait pas ce qu'il avait entendu, mais qu'il dessinait quelque chose plutôt. Ce faisant, il ne quittait pas des yeux la dame à l'aura glacée.
" Quant à mes motivations, je me doute bien qu'elles vous intéressent. Si jamais c'est le service que vous vouliez que je vous rende, je m'empresserai de vous les exposer. Sinon, je vais les garder pour moi, tout comme je ne vous demanderai pas pourquoi vous vous intéressez tant à cette Leiji vous même."
Il souriait en la regardant, alors que sa main, sur le papier, continuait à faire des allez et retours mystérieux.

"Je crois que j'ai presque tout ce que je voulais savoir. Il me reste deux questions à vous poser, et nous pourrons cesser cette entrevue. La première est : avez vous réfléchi au service que vous voulez que je vous rende ? Je suis un chasseur, exposé à la mort définitive en permanence. Si vous ne vous décidez pas aujourd'hui, peut être que je ne pourrai jamais m'acquitter de ma dette envers vous. Et je déteste avoir des dettes. Et la seconde..."
Il leva son crayon de son calepin et retourna celui-ci pour qu'elle puisse le voir.



"Quand j'ai rencontré Leiji pour la première fois, cette jeune femme trainait avec elle. Vous la connaissez aussi ?"
Il étudia avec attention le regard de la daeva. Il savait qu'il lui en apprendrait plus que tout ce qu'elle pourrait dire ensuite.

« Quand on suit quelqu’un de bon, on apprend à devenir bon ; quand on suit un tigre, on apprend à mordre. »
de Proverbe chinois

Elle avait défié du regard tous ceux qui s'étaient retournés, intrigués par le bruit du parchemin, ou simplement parce qu'elle était là, plantée, sans bouger. Un à un ils avaient détourné le regard, désintéressés, trop pressés par leurs propres contrats pour s'occuper d'une inconnue camouflée. Pas un seul ne s'était approché d'elle, pas un seul n'avait fait mine d'être intéressé par le parchemin qu'elle tenait entre ses doigts. Soit, elle rencontrerait ce Lars sans doute plus tard.

Assurée, elle s'avança vers la sortie, ne baissant jamais les yeux, ne détournant jamais le regard de quelqu'un s'intéressant à elle. Son assurance était ce qui l'avait maintenue en vie jusque là, elle comptait bien ne pas avoir à user de ses autres talents pour continuer à l'être.

Hors de la Tour Sombre, l'atmosphère paraissait changée. L'air avait un goût de panique, quelques cris lui parvenaient, pas assez proches pour l'inquiéter toutefois. Derrière elle cependant, dans ce lieu d'assassins, les choses semblaient normales et calmes, comme si ce qu'il se passait à l'intérieur était complètement déconnecté avec la réalité. Mais la réalité n'était-elle pas justement ce qui avait lieu entre ces quatre murs ? Elle aurait mis sa main à couper que si.
Elle se détourna de l'agitation, préférant les rues calmes et peu fréquentées pour faire ce qu'elle avait à faire. Si un Elyséen introduit ici était à l'origine des cris, son seul soucis était que la surveillance serait accrue quelques temps. Mais maintenant qu'elle avait les informations dont elle avait besoin, rien ne l'obligeait à rester ici plus longtemps que nécessaire. Au contraire : elle avait un rapport à faire.

Un homme était assis par terre, fumant une herbe quelconque, un autre sur une caisse, une jambe se balançant nonchalamment dans le vide, et un troisième debout devant ses camarades, un bandeau lui descendant presque sur les yeux. Tous trois arboraient un même tatouage à l'épaule, bien qu'elle ne repéra aucune arme visible. Peut-être une espèce de gang local ? La discussion allait bon train même si elle ne comprenait pas un mot de ce qu'il se disait. Elle les regarda en coin en s'approchant, ne modifiant ni son allure, ni son maintient. Un peu plus loin, la ruelle semblait déserte, parfaite pour incanter son retour. Et si elle avait pu traverser les couloirs de la Tour Sombre sans qu'aucun chasseur de prime ne lui tombe dessus, elle pouvait bien passer à côté de trois jeunes.
Elle était presque à côté d'eux quand leur conversation animée céda la place au silence. Ils l'avaient remarqué.
" - yx'mvu kh zx bixy zrl, z'iv cp vsrcmèuh ? "
Un frisson remonta le long de son échine. C'était clairement une question qui venait de lui être posée. Son regard froid se fixa sur celui qui avait parlé : sans doute le chef de leur petit groupe. Elle redressa encore un peu les épaules, elle n'avait pas peur d'eux.
" nhb rhv odsv, xhjdseha çi, wo jlsdlu yxh rd vrxqém udvtxém bixu a'udsshs... "
Il se rapprochait d'elle à présent, un air amusé aux lèvres et les yeux brillants. Ses deux copains s'étaient levés et tous trois semblaient vouloir l'encercler. Soit, le ton était donné alors ? Elle sentit un sourire satisfait étirer ses lèvres avant de redevenir neutre.
Celui qui avait parlé était devant elle à présent, osant tendre une main vers son capuchon tout en continuant de parler. " ldlv bsls zro prml ulorl vrxqém, mu am z'mv aejh... " Clac ! Le bruit de son os se brisant eut l'air de résonner dans la ruelle, figeant un instant ses deux comparses. L'homme hurla, de douleur sans doute. Ce fut suffisant pour que les deux autres se jettent sur elle.

Un bras vola au dessus de sa tête tandis que son coude rentrait en contact avec des côtes. Un bruit d'air expulsé et de douleur fut la réponse du propriétaire. Il se plia, elle lui cassa le nez avec son poing, titubant finalement et tombant à genoux. Cela ne sembla pas pour autant démonter l'autre tandis que son collègue au bras cassé vociférait. Des injures à son encontre peut-être ? Elle esquiva le coup d'un mouvement souple, lui tapant dans les reins en continuité à son mouvement. Lui aussi tomba à genoux. Elle n'avait pas de temps à perdre avec des enfants qui faisaient semblant de se battre. Sa main se porta à sa cuisse et se saisit de sa dague au moment même où celui au bras cassé l'attaqua, la rage déformant ses traits, et de toute évidence faussant son jugement. Elle lui planta sa dague en plein cœur avant de lui trancher la gorge, maculant ses habits de sang. Les deux autres s'étaient relevés et le moment d'hésitation qu'elle lu dans leurs yeux fut fatale à l'un deux. Le second prit ses jambes à son coup, hurlant comme un porgus. Elle s'élança à sa suite, manifestement plus rapide que lui, sautant dans son dos et les envoyant tous les deux contre les pavés de la ruelle. Elle perdit son capuchon dans la chute mais ne s'en soucia que lorsqu'elle l'eut immobilisé. Elle pu voir dans ses yeux de la peur, de la haine aussi avant qu'il n'émette plus qu'un gargouillis immonde, souillant de son sang le dallage. Elle, elle remit juste son capuchon avant de courir au fond de la ruelle. Il y avait eu du bruit, des gardes allaient venir. Mais peut-être aurait-elle le temps d'incanter avant que l'on ne la découvre.





Traduction des paroles de l'Asmodien au bandeau :
- Qu'est ce tu veux toi, t'as un problème ?
- Hey les gars, regardez ça, on dirait que la poupée masquée veut s'marrer...
- Fais voir ton joli minoi poupée, et si t'es sage...

Lars ne se souvenait pas d'avoir été d'aussi bonne humeur depuis des années. Il avait eu des informations dont la qualité était bien au delà de ce qu'il avait espéré en diffusant son affiche dans toute la capitale asmodienne.
Le nom de la femme aux cheveux rouges d'abord, parce qu'il était toujours important de pouvoir nommer ce qui monopolisait vôtre esprit à longueur de temps, pour lui donner de la consistance, une réalité...
Des précisions sur ses forces et ses faiblesses. Toujours utiles, même si cela rendait le jeu bien moins excitant...
Et enfin la mention de nouveaux pions sur l'échiquier. Un énorme jeu d'échec à taille humaine, avec beaucoup de grosses pièces de valeurs d'un côté et lui seul en face. Hummmm, quel délice.
Ainsi, quand la Dame de Glace lui demanda d'honorer sa dette en exposant ses motivations à propos de cette Leiji, à aucun moment il ne pensa à se dérober en esquivant la question. Le ton désinvolte qu'elle avait adopté durant tout son monologue ainsi que celui, plus froid, qu'elle avait affiché en annonçant "payez vôtre dette" ne l'avait pas impressionné un seul instant. Plus rien n'impressionnait Lars depuis longtemps. Il était même plutôt client des personnes qui avaient ce genre de comportement. Elles étaient quelquefois digne de pouvoir l'afficher et cela provoquait des duels qui en valaient la peine. Au fond de lui, il espérait même que cette beauté fatale nourrissait autant que lui l'envie qu'ils se mesurent l'un à l'autre.

Lars soupira en s'appuyant sur le banc de pierre, la tête regardant vers Elyséa. Il feignait ainsi la lassitude, la gène qu'entraînait une question si personnelle , ainsi qu'un relâchement de sa garde. Bien évidemment, c'était un piège supplémentaire. Tout chez lui était un piège permanent pour qui avait la mauvaise idée de battre des ailes dans sa toile.

"La Tour Sombre ne s'est pas toujours appelée ainsi. Au début, elle n'était pas non plus destinée à recevoir quotidiennement tous ces insectes insignifiants qui se nomme pompeusement "chasseurs de primes" entre eux. Comme vous le savez peut être déjà, à l'origine, ce bâtiment devait se nommer "la Tour d'Espoir" et devait être un pont diplomatique entre Elyséa et Asmodae.
Sven Carlsen, un daeva pacifique et motivé par des idéaux d'entente entre nos deux races, était l'instigateur de ce projet. Bien entendu, celui ci vit le jour en pleine période de guerre et aucun dirigeant asmodien n'y accorda de crédit. Mais Sven était suffisamment intelligent pour le faire passer pour une opération ambassadrice servant l'effort de guerre, ce qui le prévenait du même coup de toutes accusations de trahison envers son peuple. Cela ne fit que provoquer la colère de ses adversaires politiques, qui n'hésitèrent pas à employer divers moyens discrets pour menacer ses projets et sa vie. Heureusement, Sven avait un frère jumeau qui veillait sur lui avec toute la dévotion dont il était capable. Haut placé dans l'armée régulière d'Asmodae, il se dédia corps et âme à la protection de son frère, déjouant des pièges toujours plus ingénieux.
Lui et son frère partageaient tout ce que des jumeaux peuvent partager : les joies, les tristesses, les rires et les pleurs. Ils étaient si liés qu'à la question de leur mort, ils répondaient invariablement que si l'un d'eux devait disparaître, l'autre le suivrait probablement en se donnant la mort. Pourtant, aucun d'eux ne voulait être le responsable de la perte de l'autre si un drâme devait arriver. Ainsi, l'amour fraternel qu'ils se vouaient l'un à l'autre leur fit prêter serment de ne jamais chercher à mettre fin eux même à leurs jours.
Ainsi Sven pu continuer tranquillement à travailler à ses projets de paix et bientôt, il pu obtenir ce qu'il désirait le plus : une entrevue diplomatique avec un représentant élyséen.
Le piège avait été parfait. Sous couvert de haute sécurité, le lieu et l'heure du rendez-vous avait été tenu secret et les gardes du corps réduits en nombre et sélectionnés pour éviter tout risque d'embuscade.
Est ce que les ambassadeurs elyséens étaient complices avec le gouvernement asmodien, ou bien l'idée venait elle tout simplement des ailes blanches, un peu comme une revanche pour la rencontre entre seigneur Jikel et Deltras le faible. Personne ne le sait vraiment. En tous cas, ils furent exécutés proprement et simplement pour le meurtre de Sven. Tout espoir de paix fut alors compromis et la Tour d'Espoir devint la Tour Sombre, un endroit bien plus utile aux dirigeants asmodiens de l'époque. Quant à Lars, le jumeau de Sven, il perdit son âme le jour où on lui posa la tête ensanglanté de son frère sur ses genoux. Il aurait voulu se donner la mort... Mais chacune de ses tentatives fut un échec cuisant et douloureux. En effet, le pacte qu'il avait conclu avec son frère avait été prononcé dans un langage oublié qui n'admet pas le mensonge. Il faut ressentir chaque mot pour les prononcer dans leur vérité pur. Lars était donc condamné à vivre et à survivre par tous les moyens possibles et imaginables.

Ce qu'il reste de lui est devant vous aujourd'hui. Cela fait des décennies que je cherche, sans jamais la trouver, la personne qui sera assez forte pour percer ma malédiction et me tuer. Et bien évidemment, comme chaque échec me rend plus fort, je commençais à douter de ne jamais pouvoir être libre un jour... Jusqu'à ce que mes yeux rencontrent ceux de Leiji. Ses talents, ce jour là, m'ont semblé acceptable mais pas extraordinaires... Mais j'ai vu dans son regard qu'elle serait mon salut. Je me trompe peut être, mais je ne peux laisser passer une chance pareille. Ainsi, je suis prêt à combattre tous ceux qui voudraient me la prendre."

Lars souriait à la Dame de Glace en disant cela. Etait-ce un nouveau défis ? peut être... Il se demandait si elle avait tout avalé, ou si elle n'avait rien cru de ce qu'il venait de raconter. Dans les deux cas, elle se tromperait. Il y avait une part de faux et de vrai dans toute cette histoire. Mais Lars contrôlait trop parfaitement ses expressions pour qu'elle puisse déceler ou s'arrêtait la vérité et ou commençait le mensonge.

Une seule chose était claire d'après ce qu'il venait de raconter : si elle voulait engager un duel, il n'aurait rien à y perdre. Contrairement à elle, peut être.

"Cela vous satisfait-il, comme motivation, ma dame ?"

Silencieux et souriant, Lars regardait la jeune et belle daeva s'éloigner en battant calmement des ailes. Elle ne semblait pas être sur ses gardes. Elle avait compris qu'elle ne risquait plus rien pour le moment. C'était précisément ce qui faisait sourire le chasseur de primes. Non seulement elle n'était pas tombé dans le piège grossier qu'il lui avait tendu, mais elle avait su recentrer ses propres intérêts en quelques mots bien sentis.

Décidément, le monde regorgeait de joyaux qui méritaient vraiment qu'on s'attarde plus longuement sur eux. Et Lars se disait justement qu'après s'être occupé de Leiji comme celle-ci le méritait, il pourrait peut être s'offrir la belle daeva glacée en tant que friandise. Son sourire s'élargit un peu. Il n'aurait pas besoin de son nom pour la retrouver à elle. Il était prêt à gager que ce n'était pas ses motivations qu'elle avait voulu apprendre. En fait, elle se fichait pas mal d'avoir une récompense contre son aide. Ou plutôt si... Sa récompense serait d'apprendre ce qu'il allait faire de tout ces noms qu'elle lui avait si facilement cédé. Il était persuadé que, par un moyen ou un autre, elle n'allait pas le perdre de vu une seconde pendant sa chasse. Bien. Il n'aurait pas besoin de chercher bien loin son dessert.

Une fois qu'elle fut hors de vue, il pris lui aussi son envol. Il n'avait aucune raison d'attendre avant de se mettre en chasse. Il retourna à la Tour Sombre par le plus court chemin et, une fois qu'il eut posé un pied sur le toit, il traversa l'esplanade puis descendit les grands escaliers avec une allure qui masquait à peine son excitation.

Toujours la même atmosphère pesante, toujours les même personnes insignifiantes, toujours la même statue arrogante... Il prit à peine le temps de vérifier que la dame n'était pas dans un recoin sombre avant de s'approcher du comptoir.

- Je recherche deux proies. Je n'ai que deux noms... Leire et Gahiji. Je connais le mur par coeur, je sais qu'ils n'y sont pas. Je veux tout ce que vous avez sur eux.

Le costaud, occupé à passer en revue les affiches des personnes recherchées qui venaient d'arriver tout droit du palais, derrière le bureau, haussa les sourcils quand il découvrit qui lui parlait. Il bafouilla quelques mots puis, réalisant qu'il était dangereux de ne pas faire mieux, se racla la gorge avant de reprendre :

- Je... Je ne connais pas de Leire... C'est un Elyséen recherché ? Vous avez sa... description ?
Lars plissa les yeux et tendit la main.
- Heu... Je... Je suis désolé... Mais...
- Vous m'avez dit que vous ne connaissiez pas de Leire. Le nom de Gahiji ne vous est donc pas inconnu. Faites moi plaisir...
- Ah oui... Heu, ben vous avez de la chance... dit le costaud après avoir avalé sa salive avec difficulté, conscient du fait que c'était lui, plutôt, qui était en veine.
- Elle vient d'arriver de palais. Gahiji est un chef qui donne du fil à retordre à nos troupes de la jungle d'Heiron. Celles-ci sont normalement protégées par la trêve conclue entre nos deux races, mais il semble que ça ne les empêche pas, lui et son escouade, de faire des ravages parmi eux. C'est une cible dange...
Lars lui arracha le parchemin des mains.
- Je m'en occupe.


Il regagnait la sortie, les yeux rivés sur le bout de papier quand il se figea. Il ne savait s'il l'avait remarqué du coin de l'oeil ou si c'était juste un pressentiment, mais il se tourna vers le mur des avis de recherche et ne trouva qu'un bout de mur là où devait se trouver son affiche. Il rit. D'un rire franc, qui raisonna et s'amplifia dans le hall si bien que tout le monde le regardait en tentant de comprendre ce qui lui passait par la tête. Décidément, c'était une belle journée. Magnifique, même ! Et, plus que jamais, il était persuadé que ce n'était que le début...