Gouffre émotionnel

Son monde venait de s'écrouler à nouveau, le couteau remué dans la plaie, l'élargissant sans ménagement, creusant sa chair au plus profond de son âme... L'apprendre avait été dur, tellement dur... L'accepter avait été impossible, elle ne s'était pas senti prête pour ça et elle doutait avoir pu l'accepter un jour. Et voilà qu'elle découvrait la vérité, une vérité tellement terrible à ses yeux, et tellement dure à supporter, beaucoup plus que ce qu'elle avait imaginé...

Elle avait serré les dents, ravalant ses larmes, occultant sa douleur dans un coin de son esprit avant que tout ne déborde. Et puis une remarque avait fissuré sa carapace et elle s'était enfuit, se refusant à craquer devant qui que ce soit, mais tout ne s'était pas passé comme prévu... Elle avait ravalé encore une fois sa peine, essuyé rageusement ses larmes avant de se rendre compte qu'elle n'était pas celle qui avait le plus besoin de réconfort. Elle n'était pas celle qui se mourrait, pas celle qui avait perdu un être aimé tellement fort... Alors elle avait fermé les yeux et inspiré très longtemps pour se calmer, et quand elle avait rouvert les yeux, elle l'avait réconforté comme elle avait pu... Elle s'était étonnée de l'avoir serrée dans ses bras de sa propre intention, d'avoir su trouver des mots sans que sa voix ne flanche, d'avoir su tout oublier un instant...

Et elles avaient volé librement sous Sanctum, s'autorisant un moment de liberté et de réconfort, avaient discuté de tout et de rien, d'espoir, de rêves, de souvenirs... Ça avait tenu la douleur à l'écart pendant un moment, elle avait eu l'impression de flotter, d'être dans un nid douillet ou rien ne pouvait l'atteindre et de pouvoir profiter pour la première fois depuis longtemps d'un véritable instant de répit dans ses émotions.

Mais tout avait une fin, et elle était rentrée à la taverne. Elle ne savait pas au juste pourquoi elle était rentrée ce soir là parce qu'elle savait que le répit ne continuerait pas éternellement, qu'elle finirait par craquer et elle savait aussi qu'elle ne souhaitait pas être entourée à ce moment là. Mais elle était tout de même rentrée, s'était allongée sur son lit et roulée en boule, luttant contre le flot de souvenirs. Les larmes coulèrent, silencieusement, doucement sur ses joues et brouillant son regard. Elle avait déjà pleuré sa mort, bien qu'avec retenue, mais sa peine était tout simplement trop grande pour s'évacuer aussi rapidement. Et d'apprendre que ça n'avait pas été un accident, ni un meurtre mais un acte conscient et délibéré rendait tout cela encore plus douloureux. Pourquoi ne lui en avait-elle pas parlé ? Pourquoi elle n'était pas allé la voir plus souvent ? Et pourquoi d'autres devaient mourir ?

Des sanglots enserrèrent sa poitrine, comprimèrent ses poumons, hachèrent sa respiration. Les pleurs se firent moins discrets, plus violents. Et sa peine laissa place à la colère, l'impuissance.. Elle aurait du être là pour la soutenir, c'était son rôle de meilleur amie ! Elle aurait du comprendre et faire plus attention au lieu de se retrancher son masque distant pour cacher sa peine de la voir s'éloigner... Elle aurait du faire quelque chose !!
Son poing s'écrasa contre le mur, plusieurs fois de suite, rouvrant sans mal la blessure qu'elle s'était faite plus tôt dans la journée de la même manière. Mais ça n'avait pas d'importance parce que ça faisait du bien, ça évacuait la douleur. Alors elle tapa, elle balança ce qui lui tomba sous la main, mais étouffa les cris qui ne voulaient que s'échapper de sa gorge. Elle ne craquerait pas à ce point là, elle se l'interdisait.

Et elle se sentit vidée, complètement, à bout de forces. Et elle eu honte de s'être emportée de la sorte, de n'avoir pas su brider ses émotions comme elle savait si bien le faire à l'époque...
Elle s'écrasa mollement contre la porte, regardant sans vraiment voir sa petite chambre sans-dessus-dessous, sentant sans vraiment sentir le sang couler de son poing, ignorant le bourdonnement dans ses oreilles et sa tête lourde. Vide, elle se sentait vide, comme si un voile était tombé sur elle. C'était bien finalement, non ?

Le temps sembla passer si vite, ou tellement lentement... Il devenait difficile de le savoir même avec les quelques rayons de soleil filtrant à travers la fenêtre. Elle s'était endormie, ou était restée éveillée mais l'esprit trop embrumé pour se soucier de tels détails. Quoi qu'il en soit, elle sentait ses yeux piquer désagréablement et elle avait horriblement soif.

Elle se releva, tel un pantin se mettant debout et se passa une main dans les cheveux sans se rendre compte qu'elle les ébouriffait d'autant plus. Tout était diffus dans sa tête et son cœur. Elle savait qu'elle pleurerai de nouveau, ou qu'elle en aurait de nouveau fortement envie mais pour l'instant elle se sentait encore vidée et presque incapable de ressentir quelque chose. Pleurer avait du bon quelque part, elle éviterait peut-être de se ridiculiser d'autant plus devant ses amis...

La main sur la poignée, elle hésita, notant distraitement que sa main ne saignait plus. Sa chambre, c'était un peu son antre, et son intimité était respectée , mais en sortir... Sortir lui faisait se sentir encore plus vulnérable qu'elle ne se sentait déjà. Encore que ce sentiment était ridicule puisque personne à la taverne n'irait l'agresser, pour le moment du moins. Elle soupira, et tourna d'un mouvement vif la poignée, ouvrant la porte en grand.

Et l'air resta une fois de plus bloqué dans ses poumons. Une montagne de muscles, là, juste devant elle, la regardant de haut, un regard indescriptible sur le visage. Elle inclina la tête, l'observant à son tour et lui offrit un petit sourire. Le meilleur qu'elle était susceptible de lui offrir à cet instant.

" Falkhen. " Elle inclina d'autant plus la tête en guise de salutation. La porte se referma silencieusement derrière elle, cachant les meubles renversés et le mur abimé au regard curieux du templier. Nul doute qu'elle avait du le déranger avec sa petite crise, et ça, ça la mettait incroyablement mal à l'aise. Pour autant... elle s'en sentait un peu apaisée. C'était bon d'avoir quelqu'un près de soit, même si ce n'était que derrière une porte tel une ombre silencieuse et invisible. C'était peut-être pour cela finalement qu'elle était revenue à la taverne plutôt que d'aller s'asseoir au bord du lac. Mais... mais ça ne serait tout de même jamais la même chose que ce qu'elle avait pu partager avec May...

Elle cligna des yeux, une fois, deux fois, trois fois... Elle ouvrit la bouche, la referma, sans savoir quoi lui dire. Merci ? C'était cliché et ne reflétait pas assez ce qu'elle ressentait en cet instant. Du moins, pour ce qu'elle pouvait ressentir actuellement, dans cet espèce de flou... Que pouvait-elle lui dire alors ? Rien ? Ça serait ingrat finalement... Et puis, elle eu la réponse, comme ça, naturellement. Cela la fit sourire légèrement, d'un sourire triste toutefois : c'était ce que May lui aurait proposé. L'espace d'un instant, sa vue se brouilla, juste le temps de verser une ou deux larmes avant qu'elle ne secoue la tête et se reprenne.
" Un chocolat ? "

L'intervention de la petite Shugo lui fit perdre le peu de couleur qu'il lui restait sans qu'elle n'arrive à savoir si c'était parce qu'une autre personne voyait sa peau blanche et ses yeux rougis, ses cheveux ébouriffés et son air défait, ou parce qu'elle ne se souvenait que trop bien qu'elle était ici à la taverne que parce que May y était venue aussi...

Sa gorge était vraiment très sèche, et n'aurait-ce été pour ça elle serait retournée se terrer dans sa chambre pour ne plus qu'on la voit ainsi. Forte, elle devait être forte et ne plus penser à sa douleur, au moins quelques instants. Rageusement elle se frotta les yeux, les rougissant un peu plus mais faisant efficacement disparaitre les traces de larmes. Si seulement ça pouvait être aussi efficace pour faire disparaitre la façon dont elle se sentait... D'une main un peu fébrile, elle tenta de lisser ses cheveux, ne réussissant qu'à faire quelques nœuds de plus... Sur son visage, elle tenta de composer un air neutre, mais l'on pouvait voir ses yeux briller de trop et sa lèvre trembler légèrement, tout comme son souffle être parfois saccadé. Elle ne pouvait faire mieux, pas ce soir en tous cas.

Mal à l'aise devant le regard de Falkhen, elle le contourna en baissant la tête, offrant un simulacre de grimace souhaitant ressembler à un sourire à la petite Shugo.

" Avec plaisir, allons-y. "

Elle ne se retourna pas, craignant ce qu'elle pourrait voir dans les yeux du templier.